W comme Wonderful

A Noël, on fait des cadeaux et on en reçoit. Le mien est arrivé un peu en avance et date du 5 décembre 2016.

J’ai pu offrir Plus long le chat dans la brume à Walter Murch lors de sa venue en France à la cinémathèque (une grande chance pour moi ! il lit très bien le français !). Aussi quelques jours plus tard, j’ai reçu une longue lettre qui m’a à la fois beaucoup touchée et beaucoup émue.

Beaucoup. Beaucoup.

Beaucoup.

En guise de partage de cette grande joie, je vous en propose quelques extraits.

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Cher Walter Murch,

un immense merci de m’avoir écrit.

C’est un si grand plaisir de vous lire !

 

Vertigineuses versions et singularité du montage

De retour de vacances, à la veille du début d’un nouveau montage, je repense au drôle de calcul fait par Walter Murch :

« Une scène composée de seulement 25 plans pourra donc être montée d’environ 39 999 999 999 999 999 999 999 999 manières différentes. En kilomètres, cela correspond à huit fois la circonférence de l’univers observable »

Evidement le calcul est mathématique et une majeure partie de ces versions seraient tout à fait farfelues et vides de sens, mais tout de même.

On le sait, on l’expérimente tous les jours, de multiples assemblages s’offrent à nous et certains jours c’est vertigineux.

J’applique alors le fameux dicton : « choisir c’est renoncer » et mon cerveau tel un ordinateur se met à « calculer » en quelques secondes de multiples possibilités pour n’en sélectionner que les deux ou trois meilleures, les partager, les discuter, les tester.

Cela m’amène à une seconde réflexion.

Je me suis souvent interrogé, lors de mes précédentes aventures cinématographiques, sur l’impact du choix du monteur une fois le film terminé.

Ou autrement dit sur la singularité de mon travail.

Comment un autre monteur aurait-il traité les rushes ? Le film aurait-il globalement le même fil conducteur ? Et dans les détails ? Quelles seraient les variations ?

Le montage d’un film est-il comparable au travail du comédien sur un texte imposé ? On s’en empare, on s’y projette, et de nos échanges avec le réalisateur se prennent des décisions souvent bouleversantes et importantes.

J’ai eu plusieurs fois l’impression de colorer le ton du film, de tisser une toile parmi deux ou trois autres possibles et tout aussi valables, ou de travailler la narration d’une manière si particulière, que je ne pouvais pas m’empêcher de penser qu’un autre échange avec une autre personne aurait sans doute donné un autre film. Pas mieux ou moins bien, pas forcement moins satisfaisant pour le réalisateur ou le spectateur – qui le saurait d’ailleurs ? mais simplement autre.

Alors évidement à la fin de chaque montage j’ai l’impression avec le réalisateur d’avoir fait le meilleur film possible, d’avoir poussé au maximum la recherche, les expérimentations, d’avoir mis en perspective le désir originel – il est bien là en bout de course.

Et si nous sommes pleinement satisfaits, heureux et fiers, c’est donc que nos ambitions se sont bien rencontrées et mélangées… et que de cette rencontre, de ce chemin de montage, de ces propositions validées ou rejetées, est né un film – ce film.

Aussi je pense maintenant que tout bon montage est unique. Il témoigne d’une rencontre et d’un temps donné. La seule hypothèse de contrôle total à ce niveau serait le film monté par son seul réalisateur.

Raccords « fantômes »

Extraits :

« Au terme de cette aventure, une fois le film bien au chaud dans les salles de cinéma, j’ai calculé le nombre de jours consacrés au montage pour le diviser ensuite par celui des raccords contenus dans le film fini. J’ai ainsi obtenu une moyenne de raccords qui s’élevait à 1,47.

(…)

Etant donné qu’il faut moins de dix secondes pour faire une coupe et demie, le cas singulier d’Apocalypse Now permet de mettre en évidence le fait suivant : même dans un film « normal » (en moyenne 8 coupes par jour sur un long-métrage standard), le montage n’est pas tant un assemblage que la découverte d’un chemin.

(…)

A chaque raccord du film fini correspondait environ quinze raccords « fantômes » – des raccords effectués, jugés, puis défaits ou retirés du film. Même en prenant ce facteur en compte, les onzes heures cinquante-huit restantes de chaque journée de travail étaient dévolues à des activités qui, chacune à leur manière, servaient à éclairer notre chemin : projections, discussions, rembobinages, nouvelles projections, discussions, plans de travail, classement de plans, prises de notes, archivages et mille idées longuement méditées. Un temps de préparation considérable précédait donc l’instant décisif et insaisissable de l’action : le raccord – la transition entre un plan et celui qui suit, un geste qui devra au final sembler évident, simple et aisé, voire passer inaperçu.

(…)

Jamais on ne dira qu’un film est bien monté uniquement parce qu’il contient beaucoup de raccords. La plupart du temps, il faut davantage de travail et de discernement pour décider où ne pas couper. N’aller pas imaginer que vous devez couper simplement parce qu’on paye pour le faire. On vous paye pour prendre des décisions. Quant au fait de savoir s’il faut couper ou non, un monteur prend en réalité vingt-quatre décisions par seconde : Non. Non. Non. Non. Non. Non. Non. Non. Non. (…) Oui ! »

Walter Murch, En clin d’oeil, Ed. 1995 – 2001.

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Walter Murch

To clip or not to clip

Peut-on, doit-on cliper des séquences dans un film documentaire ?

Comment le faire de manière intéressante ?

Voici les questions que je me pose après avoir été gênée à deux reprises, en tant que spectatrice, dans deux films documentaires différents par des séquences « clipées ». Autant le clip m’intéresse quand il est porteur de sensations, de plaisirs visuels, autant là j’ai trouvé la forme plutôt inappropriée.

Les séquences en question étaient fabriquées ainsi : une musique, disparition des sons synchrones et des ambiances, des plans mis les uns après les autres comme un catalogue de plusieurs actions. Sans véritable rythme. Juste une succession, ni rapide ni lente, en musique.

Ces séquences je les attendais avec impatience dans le film. On avait attisée ma curiosité, j’avais très envie de les voir, de comprendre, et d’entendre ce qui s’y passerait. Concrètement. Précisément. C’est pourquoi cette forme de « clip » m’a paru très frustrante. Il ne restait plus qu’une vague description là où je voulais voir et entendre tellement plus : des corps, des paroles, des gestes, des expressions, des interactions.

Quelques jours plus tard je tombe sur ce texte de Walter Murch :

« Un monteur super-actif, qui changerait de plan trop souvent, serait comme un guide touristique qui ne pourrait s’empêcher de tout montrer : « en haut la chapelle Sixtine et, par là-bas, vous avez La Joconde, et, à propos, regardez ces pavés au sol… ». En voyage touristique, on veut évidement que le guide oriente notre attention. Seulement, il arrive aussi que l’on souhaite simplement flâner et laisser son regard errer librement. Si le guide – ici le monteur – ne fait pas confiance au gens et à leur faculté de choisir où porter leur regard, s’il ne laisse aucune place à leur imagination, alors il poursuit un but – la maîtrise totale – qui va à l’encontre de l’effet recherché. Les gens finiront par se sentir oppressés, par le poids constant de cette main sur leur nuque. »

Ici le soucis c’était plutôt la déperdition du sens. Tout était amoindris alors qu’il y avait un véritable potentiel pour construire une séquence complexe. Je remarque alors que les deux films en question ont été montés par leur réalisatrice, sans monteur.

Moi j’aime que chaque séquence s’articule sur plusieurs axes. Je travaille souvent plusieurs niveaux de lecture : du sens, de l’émotion, le son qui raconte quelque chose, l’image ou la musique qui prend le relais, des connexions, des rappels entre les séquences. Je suis aussi très contemplative et en tant que spectatrice, j’ai envie de me sentir libre, d’avoir de la place dans le film. C’est pourquoi je fabrique de l’espace – un espace dans lequel on est toujours en tension, en émotion.

Quant à l’utilisation de la musique dans les documentaires, je trouve intéressant qu’elle se fasse relai d’un discours, qu’elle prenne véritablement la parole, une parole émotionnelle, qui prolongerai quelque chose de déjà amorcé. Elle me semble plus être un accompagnement à la contemplation qu’un outil de montage. Je cherche toujours des les rushes, une manière de l’intégrer naturellement, c’est à dire avec un ancrage dans le réel.

Echelle et dosage

« Si on charge trop la barque ou si expose trop d’idées trop rapidement, soit elles sont si évidentes qu’elles en deviennent inintéressantes, soit elles sont tellement confuses qu’on ne peut pas les digérer.

Le monteur travaille autant à l’échelle macroscopique que microscopique : cela va du choix de la durée exacte de tel ou tel plan à la reconstruction ou au repositionnement de certaines scènes, jusqu’à l’élimination pure et simple d’intrigues secondaires »

Walter Murch, dans Conversation avec Walter Murch de Michael Ondaatje