Lover dose

On m’a souvent dit que je ne parlais pas assez ici des choses qui fâchent. Des moments où on n’en a vraiment marre. Des mauvaises expériences. Cela est aussi du à mon tempérament profondément positif et amoureux du travail.

Pourtant, je l’avoue, je vais parfois en trainant les pattes à un visionnage de travail. « Oh non !!!! revoir encore tout le film ! » « je n’en peux plus, je ne vois plus rien » « je le connais par coeur et plus que par coeur » « j’en suis écoeuré » c’est trop.

J’appréhende ce moment où je vais encore chanter intérieurement le texte, quasiment inscrit dans mon corps puisque je vais même jusqu’à mimer les postures ou les sourires des personnages. Où je vais encore m’énerver de telle séquence encore bancale, ou de tel conflit d’opinion avec le réalisateur. Le film est loin de ne plus rien me faire, en réalité il me fait trop ! Il y a trop de hors champ du travail qui vient me parasiter et une lassitude à voir toujours les mêmes images…. pfffff…. revoir…. revoir…. re re re voir…..

Pourtant, c’est à ce moment précis que la magie opère. La magie du travail, la magie du film. Car le voilà qui m’emporte une millième fois, me révélant encore des nouveautés. Comment est-ce possible ? Je n’en sais rien.

Me voilà à nouveau prise et éprise et dans le désir. Alors que je croyais que tout était terminé entre nous, entre ce film qui résiste et moi. Et bien non.

C’est lover dose.

Renouveler son regard et casser les habitudes

En montage (comme dans la vie !) on doit – si ce n’est pas tous les jours, au moins régulièrement – renouveler son regard.

Renouveler son regard sur des images qui elles ne se renouvellent pas. Sur un film qui, si on n’est pas en mesure de le penser autrement, ne bougera pas.

Il faut arriver à se dédoubler. À voir en même temps le film qui est là sous nos yeux et simultanément celui qu’il pourrait devenir.

Je ne sais pas si cette faculté à regarder tous les jours à la fois de la manière présente et à la fois dans le futur s’apprend ou si elle est quelque part innée.

En tous cas je mesure aujourd’hui la force que ça donne. Pouvoir regarder le film (mais aussi le monde, les choses, les gens) avec ce potentiel d’ouverture et de découverte permanente rend tellement créatif.

De même pour les habitudes. Au fur et à mesure du montage, on s’habitue. On s’habitue aux coupes, on s’habitue aux assemblages de séquences. Les choses peuvent devenir « intouchables » ou « incassables » parce qu’on a mis du temps à les trouver ou parce qu’on pense (naïvement) qu’il n’y a que comme ça qu’elles peuvent fonctionner.

Or, parfois on casse un principe, une liaison, un enchevêtrement, posés comme tel depuis des mois et ça ré-ouvre soudainement beaucoup de possibles, offrant de nouvelles associations pour la suite du film.

Casser les habitudes c’est difficile. (On le sait tous !). C’est ce que je découvre, en allant encore plus loin dans la remise en question des choses pré-établies.

Je casse et je re-soude. Je suis moins couturière, mais plus tourneure-fraiseure-soudeuse !

Des ronds dans des carrés

Est-ce que vous aussi parfois vous essayez de faire rentrer des ronds dans des carrés ?

Exemple : j’ai envie de placer un plan qu’aime beaucoup ma réalisatrice mais celui-ci m’oblige à avoir un second plan (dit de coupe) pour durer le temps de la musique. Et ça m’énerve de mettre un plan pour mettre un plan parce que ça se répercute sur la séquence suivante qui devient toute molle.

Me voilà qui m’obstine et m’arrache les cheveux alors que j’ai un autre plan, qui raconte la même chose et que je trouve personnellement plus enclin à l’émotion, mais que n’aime pas la réalisatrice.

Je crois que là ce n’est plus elle ou moi mais bien le film qui va décider.

C’est ça que j’appelle les ronds dans les carrés. Mon plan a la bonne forme pour l’emplacement qui lui est attribué. Il rentre et pas l’autre. Une prochaine fois ce sera l’inverse.

Finalement, le montage, un jeu d’enfant ?

Mets nous Carmen !

En entrant dans la salle de montage ce matin, j’ai vu une note que je m’étais laissée vendredi soir, écrite en grosses lettres sur une feuille à petits carreaux et elle m’a bien fait rire : « mets nous Carmen après statue, les steppes + le cadeau ». J’avais l’étrange et douce impression que c’était le film qui m’avait laissé ce message pendant le week-end. Le film qui se mettait à me parler d’une manière tendre et familière, bah oui ! tiens. Je vais vous mettre du Carmen ! Vos désirs sont des ordres… Le film me parle… c’est génial !

(en réalité c’était une phrase issue du film qui me servait de référence pour nommer la séquence, je ne pensais pas à l’effet comique que procurerai la relecture).

Le chouïa

Connaissez-vous le chouïa qui change tout ?

– Il faudrait que tu mettes une pause, là. Un chouïa.

Je coupe au rasoir, je décale dudit chouïa, 3 images. Et oui. Ça change beaucoup la perception, en l’occurrence on entend mieux le texte.

Un peu plus tard….

– Tu peux ralentir le plan ? Un chaouïa…

Je suis septique. Clic droit, 90% de ralenti. Le plan passe d’une durée de 2 secondes 11 à 2 secondes 24 et oui. C’est vraiment différent.

Le chouïa, il faut le voir pour le croire.

L’art de la guillotine

Trois séquences sont passées sur l’échafaud cet après-midi.
Le couperet est tombé.
Ce fût net et précis.
Sélection des plans à l’aide d’un clic maintenu et flèche de suppression.
Une collure virtuelle tout à fait invisible pour ressouder l’ensemble.
Plus de trace. Plus rien. La guillotine a fait son oeuvre.
Cut !
Trois séquences au panier.
1 seconde pour chacune des 3 manipulations.
Cruel.
Me voilà donc bourreau des rushes. Imperturbable. Dans la certitude et la précision du geste.
Poubelle, poubelle, poubelle.

 

L’expression « L’art de la guillotine » vient du site « Art of the guillotine » AOTG

On enlève l’échafaudage

C’est marrant cette étape du travail où l’on enlève « l’échafaudage ». Où l’on fait tomber les plans qui étaient là comme des piliers de soutien à la structure.

Maintenant que le film se tient debout dans son ensemble, (en partie grâce ces plans), on peut les retirer.

C’est un peu comme le jeu des mikados. Parfois ça tangue trop, alors on les remet. Mais peut-être moins longs ou coupés différemment.

On enlève, on retire, pour mieux donner à voir ce qui le plus précieux, le plus unique, le plus singulier, que chaque plan soit « signifiant » et à sa bonne place.

Le cimetière

Et si on faisait un cimetière ?

Un cimetière de beaux plans, de plans rejetés, de plans qui n’ont pas trouvés leur place, de plans qui seront d’éternels regrets ?

Une timeline sur laquelle on les déposerait avec respect et affection. Une timeline qui nous aiderait au deuil. Une timeline qui les empêcherait de tomber dans l’oubli définitif de la salle de montage.

« Pas assez fort, trop ressemblant, trop etrange, trop nombreux… » Les plans meurent. Ils ne sont pas montés. Et pourtant on les a aimé, on les a regardé, on les a désiré, on les a intégré au film avant de les faire sortir…. Certains ont ressuscité, d’autres sont mort plusieurs fois. Ça va, ça vient, c’est remis en question, repêché de dernière minute à la veille d’un visionnage.

Est-ce qu’un cimetière aiderait à mettre un peu de distance, et à lâcher plus facilement ?

Il m’arrive de faire des timelines que j’appelle « catalogue » dans lesquelles je range les plans en attente de trouver leur bonne place dans le récit. On s’y réfère. C’est rassurant de les savoir là, pas loin, presque montés mais pas encore…

Quand la fin du montage approche ces catalogues ressemblent de plus en plus à des cimetières dans lesquelles on vient s’assurer que vraiment non, pour une raison à chaque fois bien identifiée, ils ne feront pas parti du film.

« Plus long sur le chat dans la brume »

Nous enchaînons les visionnages de travail en ce moment. Un 90 minutes qui en fait 120 pour l’instant. Chaque vision est précieuse. Il ne faut ni s’user, ni s’économiser de trop.

À chaque projection on note rapidement pendant le film toutes les petites (ou grandes) choses à retravailler. On n’arrête jamais le déroulé du film pour en percevoir l’aspect rythmique et global.

Ces notes de travail, rapidement griffonnées, n’ont de sens et d’intérêt que pour la personne qui les prends et qui retravaille dans la foulée. Quelques jours plus tard, elle deviennent vide de sens, totalement incompréhensibles.

Ce soir leur étrangeté m’apparaît. Aussi, j’ai eu envie de les recopier ici, pour ce qu’elles ont d’unique et d’absconse.

Visionnage du 17 juin 2014

– plan de suivi des chevaux, en prendre un autre. Celui des sous bois ensoleillé ?
– fondu Olivier avant carton à faire
– flûte qui traine sous Leila ??!
– plan tracteur ? Trop court ? En trop ? Mix trop fort ?
– remplacer séquence 15 août par rail + piano + Aulde
– « décembre » couper le plan après
– plus long sur le chat dans la brume
– « atelier » couper là
– « mode de fonctionnement » couper ici
– coller le off sous Jaques
– « ça va de soi » en off
– mixer le son des deux espaces
– basculer l’enfant après Mathias
– lecture feuille de jour à rallonger + amorcer la parole
– juste le plan de Claude ?
– Clara : revenir à l’ancienne version
– bordel de son sous Renaud
– « tout seul » mixage
– « prend-le » plus long
– décaler le son du piano
– séquence neige à la poubelle
– plus long sur vélo
– le cèdre plus tôt
– baisser le son cadeau
– voix plus rapide sous cheval

Précieux silence

Le silence est une des matières du montage.

On monte le silence.

Jamais de vide, de trou, mais bien du silence, choisi, monté, assez souvent re-créé de toutes pièces.

Du silence pour faire une pause, du silence pour respirer, du silence pour mieux entendre.

Parfois je fabrique du silence. Parfois j’invente des silences. Parfois j’en enlève simplement.

Me voilà petite ouvrière, petite couturière, à rapiécer des morceaux de silence pour en former un plus grand. Je le couds, le compose, en lui créant de petits événements sonores. Parfois je fais se terminer le vent pour laisser la place au silence de fin de journée. Parfois je ferme les yeux pour comparer plusieurs silences.

J’aimerai souvent avoir pleins de silence à ma disposition. Mais le silence est capricieux. Il n’est jamais le même. Et il n’est que très rarement silencieux ! Il nous arrive souvent de remplacer un silence qui ne s’entend pas assez. Car le silence c’est aussi une sensation, il doit donc « s’entendre ». Drôle de paradoxe.

Parfois j’en met trop, parfois je suis flemmarde et je recopie des morceaux pour faire des boucles. Puis je regrette et repars à la pêche. La pêche au silence.

Petite fabrique du temps suspendu.