Jusqu’où peut-on tenir une séquence ?

Jusqu’au bout !

Et c’est ce qui m’a le plus touchée dans le film de Nicolas Philibert Le pays des sourds à quasiment une heure de film lors d’une magnifique séquence de 4 minutes.

Une maman entendante et son petit garçon sourd discutent dans le jardin. Ils sont proches, ils se câlinent, leur conversation est intime et profonde. Une seule coupe vient rompre la continuité de cet échange au milieu de la scène.

Puis à la fin de la séquence le petit garçon sort du champ. Se passe quelques secondes et voilà qu’il re-rentre portant la perche avec sa grosse bonnette en poil à sa bouche. S’en suit un moment de jeu avec le micro (il fait des sons dans la bonnette) puis des grimaces face à l’objectif de la caméra qu’il est venu chercher. Tout cela en continuité, sans coupe, sous le regard de la maman en arrière plan. C’est un moment d’émotion formidable, où se joue l’interaction du film et de l’équipe avec cet enfant.

J’aurais aimé monter cette prise. J’aurais aimé transgresser cette règle qui fait qu’on ne montre pas la technique du film, parce que là, justement, ça prend tout son sens.

Je garde désormais cette liberté en tête.

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Florent dans Le pays des sourds de Nicolas Philibert 1992, montage : Guy Lecorne

Rébellion

Je travaille sur un film documentaire de cinéma difficile. Un film fragile. Un film nécessaire, mais compliqué. Un film sur lequel on fait absolument tout à l’envers.

C’est à la fois grisant et rageant. Enthousiasmant et frustrant.

Les rushes sont bruts. Le tournage a été arrêté brusquement, le corpus de plans est donc incomplet. Construire une séquence relève du défi. On se heurte toujours à des manques. Comment les gérer ? Et pourtant les pépites sont là. Les séquences sont fortes, ce sont les articulations qui sont compliquées. C’est un vrai casse tête chinois.

On travaille depuis plusieurs années déjà sur ce film atypique. Par petites sessions. Un petit changement ici entraine un problème ailleurs. On améliore une séquence ? Ça impacte un autre endroit. Il faut s’y coller aussi. Cela me semble sans fin. Notre exigence nous pousse dans nos pires retranchements.

Le temps passe. Je reprend ce travail d’il y a un an, deux ans, trois ans. Je constate avec surprises des coupes que je remet en questions, des choix de montage que je trouve aujourd’hui étrange. Quoi ? J’ai monté ça ? Comme ça ? Quelque chose qui me paraît évident aujourd’hui mais qui ne l’était pas l’année dernière ? Pourquoi ? Parce que nous avons changé un plan ? décalé une coupe ?

Jusqu’où peut on élever le niveau d’un film ? Pourquoi ce film résiste-t-il autant ? Alors que nous y mettons toute notre ardeur, il se rebelle et nous donne du fil à retordre.

Si parfois je me sens magicienne, là, présentement sur ce film (qui a profondément changé mon regard sur le monde) je me sens petite, toute petite.

Eric Pauwels

« Il faut dire qu’au départ, au tout départ du film, lorsque je démarre le montage avec Rudi Maerten – et c’est important de dire que c’est un ami avec qui j’ai travaillé pendant plus de vingt ans – (…) j’embarque Rudy et la station de montage. Ce qui n’était pas possible avant avec une table de montage 16mm qui pesait des centaines de kilos. On ne pouvait pas déménager une salle de montage de cinéma ou très difficilement. On peut le faire en virtuel.

Donc je kidnappe le monteur et tout le matériel, et je loue un appartement face à la mer du nord là où le film a été pensé, voulu, imaginé, désiré, réellement. C’est vrai que je vais souvent en hibernation à la mer du nord. Je travaille un peu comme un paysan, un homme de la terre. Je récolte au printemps et à l’été, je laisse reposer en autonme et on commence à monter en hiver. J’ai souvent travaillé comme ça. 

Ce travail se fait de manière organique. Aussi bien au filmage qu’au montage j’avais l’impression de ne pas beaucoup me casser la tête, de ne pas vraiment chercher, j’avais plutôt l’impression d’être devant un arbre que je voyais pousser. C’est une matière organique qui pousse et j’avais plus l’impression d’élaguer continuellement les branches qui poussaient plutôt que de devoir ressemer des arbres ou inventer des arbres.

J’ai toujours pensé que toute opération de mise en scène est une opération de soustraction. Quand le cadreur fait le cadre, il élimine une partie du monde pour l’écouter parler, pour le regarder. On commence toujours par soustraire de l’espace pour finalement, lorsqu’on raconte le film au montage, finir par additionner du temps. Mais on commence toujours pas élaguer. C’est pour cela que le montage a duré 10 mois. Parce qu’on prend des moments de pause, quitte à payer le monteur pour qu’il ne fasse rien, pour qu’il prenne des vacances, qu’il oublie le film, et on reprend le travail avec un  nouveau souffle, on remet la matière sur le métier. »

Eric Pauwels, au sujet de son film « Les films rêvés » – Entretien à écouter ici :

To clip or not to clip

Peut-on, doit-on cliper des séquences dans un film documentaire ?

Comment le faire de manière intéressante ?

Voici les questions que je me pose après avoir été gênée à deux reprises, en tant que spectatrice, dans deux films documentaires différents par des séquences « clipées ». Autant le clip m’intéresse quand il est porteur de sensations, de plaisirs visuels, autant là j’ai trouvé la forme plutôt inappropriée.

Les séquences en question étaient fabriquées ainsi : une musique, disparition des sons synchrones et des ambiances, des plans mis les uns après les autres comme un catalogue de plusieurs actions. Sans véritable rythme. Juste une succession, ni rapide ni lente, en musique.

Ces séquences je les attendais avec impatience dans le film. On avait attisée ma curiosité, j’avais très envie de les voir, de comprendre, et d’entendre ce qui s’y passerait. Concrètement. Précisément. C’est pourquoi cette forme de « clip » m’a paru très frustrante. Il ne restait plus qu’une vague description là où je voulais voir et entendre tellement plus : des corps, des paroles, des gestes, des expressions, des interactions.

Quelques jours plus tard je tombe sur ce texte de Walter Murch :

« Un monteur super-actif, qui changerait de plan trop souvent, serait comme un guide touristique qui ne pourrait s’empêcher de tout montrer : « en haut la chapelle Sixtine et, par là-bas, vous avez La Joconde, et, à propos, regardez ces pavés au sol… ». En voyage touristique, on veut évidement que le guide oriente notre attention. Seulement, il arrive aussi que l’on souhaite simplement flâner et laisser son regard errer librement. Si le guide – ici le monteur – ne fait pas confiance au gens et à leur faculté de choisir où porter leur regard, s’il ne laisse aucune place à leur imagination, alors il poursuit un but – la maîtrise totale – qui va à l’encontre de l’effet recherché. Les gens finiront par se sentir oppressés, par le poids constant de cette main sur leur nuque. »

Ici le soucis c’était plutôt la déperdition du sens. Tout était amoindris alors qu’il y avait un véritable potentiel pour construire une séquence complexe. Je remarque alors que les deux films en question ont été montés par leur réalisatrice, sans monteur.

Moi j’aime que chaque séquence s’articule sur plusieurs axes. Je travaille souvent plusieurs niveaux de lecture : du sens, de l’émotion, le son qui raconte quelque chose, l’image ou la musique qui prend le relais, des connexions, des rappels entre les séquences. Je suis aussi très contemplative et en tant que spectatrice, j’ai envie de me sentir libre, d’avoir de la place dans le film. C’est pourquoi je fabrique de l’espace – un espace dans lequel on est toujours en tension, en émotion.

Quant à l’utilisation de la musique dans les documentaires, je trouve intéressant qu’elle se fasse relai d’un discours, qu’elle prenne véritablement la parole, une parole émotionnelle, qui prolongerai quelque chose de déjà amorcé. Elle me semble plus être un accompagnement à la contemplation qu’un outil de montage. Je cherche toujours des les rushes, une manière de l’intégrer naturellement, c’est à dire avec un ancrage dans le réel.

Il nous faut du temps !

– Bonjour, nous produisons un documentaire de 90 minutes qui doit être livré dans deux mois. On cherche un monteur, 5 semaines de montage, étalonnage et habillage compris.

Alors… si je calcule bien, en gros ça donne 20 jours de montage. Ce sera un documentaire vous êtes certains ? En 20 jours on doit monter 90 minutes de film, travailler une trentaine d’entretiens, intégrer des documents d’archives, faire écrire une musique, la placer dans le film, élaborer une structure ? et sinon, on réfléchis quand dans tout ça ? Ah oui, on ne réfléchis pas… je comprends mieux. On vous propose un bout à bout vaguement organisé, on emboite, on empile, on compile, on clipe quelques séquences, et hop l’affaire est dans le sac ?

Un documentaire en terme de montage c’est avant tout du temps. Non pas qu’on prenne son temps, non, pas d’excès de zèle. Mais simplement le temps nécessaire pour developer des réflexions, des analyses, des échanges. Du temps pour construire, pour réfléchir, pour chercher, expérimenter.

– Alors voilà, je cherche un monteur, mais je vais d’abord monter moi-même une grande partie du film car on a seulement un budget de 2 semaines pour le monteur. Cela m’inquiète un peu, c’est mon premier film.

Pas d’argent, moins d’argent, donc le réalisateur monte et le monteur arrive plus tard. Ou pas. Le réalisateur monte. Je n’ai rien contre un réalisateur qui fait le choix de monter lui-même, je trouve même intéressant qu’un réalisateur maitrise final cut et qu’il puisse manipuler ses rushes. Mais ça ne remplace pas une étroite collaboration de confiance. Les films ont besoin de monteurs. Combien de sujets éthérés, ou trop fermés, montés par de jeunes réalisateurs ? Manque de recul ou d’expérience tout simplement. Car le montage c’est avant tout de fructueux échanges entre un réalisateur, un monteur et un film. Quel dommage de se priver de la richesse de cette rencontre. Et comment penser qu’elle adviendra en deux semaines avec un canevas de film déjà (mal) fait ?

Heureusement…

– Je produis actuellement un film documentaire. On te propose entre 12 et 15 semaines de montage. Peut-être un peu plus. On verra. C’est un petit budget, mais on va s’arranger.

… qu’une poignée d’irréductibles producteurs résistent encore et toujours. Des temps de montage adaptés à chaque projet et respectueux d’un travail de fond. Merci à eux.

Marathon

Je sors de deux jours en salle de montage très intenses. L’objectif : monter un teaser pour un film documentaire en vue d’obtenir l’Aide au Développement Renforcé du CNC.

La réalisatrice Victoria Darves Bornos a déjà fait un pré-montage. Je trouve la proposition très aboutie. Les plans sont magnifiques et le montage quasiment tout en off assez subtil.

Il s’agit maintenant d’ouvrir le propos, d’être moins intimiste, moins enfermé, moins fragmenté.

Je rentre dans le projet. J’engrange, j’engrange, j’engrange.

On pose des choses dans la timeline. Trop. Non pas assez. On triture la matière dans tous les sens. J’ai véritablement l’impression de malaxer les plans, de modeler des formes qui se déforment, se reforment, se mélangent. On se perd.

On s’arrête.

Le lendemain de nouvelles connexions apparaissent. C’est encore grossier. Ma concentration est telle que plus rien n’existe.

J’aime cet état. C’est pour ce genre de journée que j’endure des périodes de doutes profonds, d’incertitudes, de fragilités économiques, de déceptions sur des projets qui ne se font pas ou pour lesquels je ne suis pas retenue.

On termine la journée sur les genoux. Je suis épuisée. La réalisatrice semble encore plus crevée que moi. Mais on a quelque chose. La mayonnaise est montée. Le propos, la forme, les couleurs et le personnage, tout ça s’entremêle avec rigueur et précision.

Pfiou. Maintenant dodo.

Capture d’écran 2013-02-10 à 17.21.59

Carnet de montage #1 – documentaire / post précédant Premier regard extérieur

Claudine Nougaret

« Le son, au cinéma, on en parle que quand ça ne va pas. Ou on parle 
de la musique. Alors qu’en France, on a un savoir-faire de son direct unique en Europe. Les ingénieurs du son français sont extrêmement performants »

Claudine Nougaret, ingénieur du son, réalisatrice et productrice.

A voir : Journal de France de Claudine Nougaret et Raymond Depardon.

Premier regard extérieur

Nous travaillons avec Anaëlle Godard depuis trois semaines. Nous avons monté et assemblé sept séquences, afin de tester les grands principes d’écriture du film. Nous avons pris ce qui nous semblait le meilleur et avons cherché une forme cohérente.

Nous en sommes à ce moment où, après trois semaines d’expérimentation, de tâtonnement, de réflexions, de création, nous dévoilons aux yeux d’un autre ce premier morceau de montage.

Autant dire que toutes les deux, la réalisatrice et moi, on n’en mène pas large. On le sait, c’est fort. On le sait, c’est là. Et pourtant, le fait de sortir de notre confinement, de faire valider nos perceptions par celle d’un tiers est un moment que l’on appréhende.

Est-ce trop démonstratif ? Trop contemplatif ? A-t-on suffisamment bien distillées les informations nécessaires ? La poésie fonctionne-t-elle ?

Quand on fait un film, on le fait avant tout pour « l’autre », le spectateur, et cette épreuve du premier regard extérieur est un moment fort.

Les intentions seront-elles transmises ? Les effets narratifs et émotionnels se produiront-ils ?

Le visionnage se passe. Les mots sont positifs. Ça fonctionne bien. Il semblerait qu’on en ait plutôt légèrement trop dit que pas assez (mon obsession de la natation, des clés a donner).

Quelques questions de dosage. Quelques plans trop beaux (bah oui facile de se faire avoir par de la trop belle matière). Tout cela est évident. Nous corrigeons. C’est plaisant. On gagne en puissance et en dramaturgie.

Carnet de montage #1 – documentaire / post précédant Pause

Processus de travail

Au départ il y a les rushes de cette séquence – bruts. Quelques trente minutes d’entretien, audacieusement mis en scène dans un atelier de poterie. Au visionnage, une première déception, l’entretien ne décolle pas.

Nous comprenons assez rapidement pourquoi. Il était ambitieux de mener un entretien croisé avec trois personnes en même temps. Le ton d’une conversation informelle l’emporte trop souvent sur le contenu. Et pourtant on sent que ça pourrait marcher. Qu’il y a peut être quelque chose à sauver.

On décide de tenter le coup.

Première étape : isoler le discours qui nous intéresse et monter au son sans trop se soucier des coupes images. Il faut déjà reconstruire un récit. Hiérarchiser les idées. Il faut ensuite gommer les tics de langage et couper les digressions qui nous font décrocher.

Cette première partie terminée, nous nous retrouvons face à une matière difforme. La continuité sonore est bien, le discours re-fabriqué fonctionne, mais les coupes image sont inacceptables en l’état et assez nombreuses.

Les plans dit de coupe sont rares. On a bien la fenêtre de l’atelier, quelques poteries, mais vraiment pas grand chose. Et puis ce n’est pas très enthousiasmant de monter des plans de coupe aussi vide de sens.

Nous vient alors l’idée de re-créer deux histoires parallèles : une femme qui fait de la poterie pendant l’entretien-conversation des trois autres et une histoire de chevaux sous la pluie à la tombée de la nuit par la fenêtre. Les rushes existent. Ils ont plusieurs mois de tournage d’écart, mais qu’importe. Nous crérons une nouvelle temporalité. Même si nous doutons, de nombreuses fois, nous persévérons.

L’expérience devient grisante. Petit à petit les histoires se nourrissent les unes et les autres. Toutes s’imbriquent, permettant des jeux de complicité et des temps de pauses aussi nécessaires qu’intéressants.

Il semblerait que ce jeu de construction, qui tient à très peu de chose, fonctionne. Mais comme pour la bonne pâte à crêpe, nous decidons de laisser reposer. Plus aucun recul pour savoir. La re-découverte la semaine prochaine nous dira ce qu’il en est. Avons-nous sauvé quelque chose ? Etait-ce un leurre ? Peut-être une étape transitoire avant autre chose ? ou bien le début du renoncement à cet entretien…

J’y crois assez tout de même.

Carnet de montage #1 – documentaire / post précédant Fin de semaine

Marc, Claire et les autres

Je viens (donc) de commencer à travailler sur le film d’Anaëlle Godard un documentaire de création de 90 minutes. Cinéma direct et entretiens, tout ce que j’aime.

A l’issu de cette première semaine de travail, j’avais envie de parler de ce moment où le film « s’installe » en nous. Où il s’enroule et s’enracine. Insidieusement, malicieusement, délicatement.

Une semaine seulement que je travaille avec A. et déjà ses images et ses « personnages » s’immiscent dans mes pensées. Ils investissent mes conversations, me rendent visite dans mon sommeil.

Les gens qu’elle a filmés, avec amour et tendresse, je semble maintenant les connaître. Je pense à eux en faisant mes courses. J’ai déjà l’impression d’avoir un lien intime avec eux, même si il est tout a fait partiel et virtuel.

Cette chose je l’ai déjà vécu. Avec Françoise (Dolto) et Simone (Lagrange). Je sais que cette empathie va grandir, que ce petit monde va m’habiter le temps du montage et bien plus encore.

Ces « rencontres » sont un des nombreux plaisirs de mon métier.

Capture d’écran 2013-02-10 à 17.33.35

Carnet de montage #1 – documentaire / post précédant Commencement